Ragoût de pattes et de boulettes
Sommaire
Une tradition familiale
Au Québec, c’est durant le temps des Fêtes que notre cuisine exprime tout son génie, sa diversité et son histoire. Chaque famille compte plusieurs traditions et recettes rituelles. Ma famille n’y échappe pas. L’une de ces traditions est le souper familial de ragoût de pattes de cochon. Souvent ce soir là, qui pouvait être tant celui de Noël que du Jour de l’An, quand tous les frères de maman, leurs femmes et nos cousins étaient en visite, Mamie ou Maman (ou les deux) préparaient l’ancestral ragoût de pattes et de boulettes. Dans la plupart des familles, le ragoût de pattes et le ragoût de boulettes sont deux recettes distinctes, mais chez nous, les deux vont toujours ensemble : on ajoute presque toujours des boulettes au ragoût de pattes. Et puis de toute façon, il faut faire un bouillon de porc pour faire le ragoût de boulettes.
Quand tout le monde était là, nos parents nous asseyaient de peine et de misère autour de la table : il n’y avait pas assez de place. Pendant un certain temps, les enfants ont dû manger à une table distincte, puis plus tard, les moins chanceux ont dû s’asseoir au comptoir de la cuisine. Ces temps des Fêtes là, nous étions 14 dans la maison, il fallait donc préparer une gigantesque quantité de ragoût. Maman avait une marmite spéciale d’une taille gargantuesque dormant toute l’année dans un recoin de sa chambre froide qu’elle utilisait spécialement pour ce repas. La préparation était très longue et devait s’échelonner sur minimum deux jours. Le premier jour, il fallait faire mijoter des jarrets de porc pour en faire un bouillon. On retirait les jarrets du bouillon et on mettait le tout à refroidir dans la véranda en arrière ou dans le garage. Pendant la nuit, le froid hivernal se chargeait de figer le bouillon de porc en gelée et de solidifier l’épaisse couche de graisse que l’on pouvait retirer le lendemain. C’est aussi à ce moment qu’on pouvait désosser le porc et l’effilocher, puis terminer le ragoût en pochant des boulettes de porc haché dans le bouillon et en l’épaississant de farine grillée (ou torréfiée), également préparée la veille.
L’odeur de ce plat, qui lui est donné par la farine grillée, est indescriptible. Ça sent un peu comme du pain rôti sur feu de bois. Une fois le chef d’œuvre terminé, tous les invités en avaient droit à un énorme bol accompagné de pommes de terre bouillies et de betteraves marinées. À la fin de son bol, personne ne pouvait s’empêcher d’essuyer la sauce restante avec une tranche de pain.
Histoire de la recette
Les ragoûts de pattes de cochon et de boulettes sont parmi les recettes les plus anciennes du répertoire québécois. Elles sont parmi les plus universellement connues des québécois, les plus ritualisées, mais aussi les plus démocratisées. Rares sont les recettes ancestrales québécoises qui sont disponibles toutes préparées dans le rayon des conserves à l’épicerie!
Il existe plusieurs théories sur l’origine de notre ragoût. Ce qui fait consensus, c’est que le plat daterait au moins de la fin du Moyen-âge français. En effet, Michel Lambert dans son Histoire de la cuisine familiale au Québec mentionne que le ragoût de pattes et de boulettes descend de plats appréciés de tous les échelons de la société féodale (voir vol. 4, p. 1032). Pour sa part, Jean-Marie Francœur affirme que notre ragoût descendrait de la galimafrée, une sorte de fricassée médiévale festive disparue du répertoire français depuis plusieurs siècles (voir Genèse de la cuisine québécoise, p. 433). Notre ragoût descend bien d’un plat moyenâgeux, mais je ne pense pas que ce plat soit la galimafrée. Quand on regarde la recette de galimafrée dans le plus ancien livre de cuisine française connu Le Viandier de Taillevent, on n’y reconnaît pas grand chose de notre ragoût. Cette recette est plutôt celle d’une fricassée de poulet en sauce aigre et épicée (voir p. 70 dans l’édition de Jérôme Pichon et Georges Vicaire du Viandier de Taillevent). En regardant plutôt la section sur la « char [ndlr : chair] de porc » d’un traité anonyme de cuisine écrit vers 1300, on y voit un « chivé [ndlr : civet] » de porc qui est épaissis avec de la mie de pain rassi (« pain ars ») plutôt que de la farine comme aujourd’hui (voir « Traité de cuisine écrit vers 1300 », op. cit., p. 116). En lisant plus loin, au paragraphe suivant, on peut lire l’apprêt suggéré pour les pieds de porc (et les oreilles). Elle comprend des ingrédients plus dispendieux que la recette précédente, mais il s’agit là bel et bien de l’ancêtre médiéval de notre ragoût de pattes. Le plat est également épaissi avec de la chapelure grillée (« pain brulé »).
Toujours selon Lambert, ces ragoûts de porc médiévaux étaient particulièrement populaires durant la période des Fêtes, car chaque famille à cette époque (incluant les familles citadines pauvres) avaient un porc qu’elles engraissaient pendant l’année avec les restes de tables pour l’abattre et le consommer l’hiver alors que les légumes n’étaient plus de saison. Les ordres religieux préparaient aussi ce genre de ragoûts durant les Fêtes pour en nourrir les moins nantis. Ils en distribuaient des gamelles pleines versées sur une tranche de pain aux portes de leurs monastères et abbayes. Cette tradition aurait été apportée ici par les Filles du Roy qui préparaient cette recette au Jour de l’An. La tradition est restée inchangée ici jusqu’au moins les années 1950 (voir « Les divers ragoûts de pattes sur le feu » sur Le Québec cuisine). En regardant les livres de recettes québécois publiés avant les années 1960, on remarque en effet que ce que l’on appelle aujourd’hui le ragoût de pattes et / ou de boulettes s’appelait en effet « ragoût du jour de l’An ».
La première trace documentaire de notre ragoût dans un ouvrage publié au Québec date de 1840 dans La Cuisinière canadienne. Dans cet ouvrage, qui recèle la presque entièreté des recettes traditionnelles que l’on prépare encore aujourd’hui, on trouve à la p. 26 un « Ragout de pattes de cochon ». Qui plus est, cette recette est immédiatement précédée par celle des « Boulettes de porc frais ». Ce qui explique peut-être pourquoi il est pratique courante aujourd’hui d’ajouter des boulettes dans le ragoût de pattes même si en théorie les deux recettes sont distinctes.
En consultant cette recette de ragoût de pattes, on voit immédiatement qu’elle est identique à celle que l’on prépare aujourd’hui à l’exception des épices qui se retrouvent elles plutôt dans celle des boulettes. On constate également que les deux recettes ne comportent plus de vinaigre ni de verjus ou d’ingrédient exotiques le côté acide étant désormais apporté par l’accompagnement traditionnel de légumes marinés (betteraves, oignons, etc.).
En ce qui concerne spécifiquement le ragoût de boulettes, j’ai une petite théorie sur son histoire, mais je vous réserve celle-ci pour une recette à venir très bientôt : restez à l’affût!
La recette
Ragoût de pattes de cochon et de boulettes
Pour 8 à 10 personnes - Préparation : 1h30 - Cuisson : 4 h
Ingrédients
Pour les pattes de porc
- 2 kg de pattes de porc (ou de jarret) ;
- 1 oignon entier ;
- 1 carotte ;
- 1 branche de céleri ;
- 4 feuilles de laurier ;
- 1 bouquet de thym ;
- 1 c. à soupe de quatre-épices françaises ou 4 clous de girofle, 1 noix de muscade, 1 nœud de gingembre et 2 c. à thé de grains de poivre blanc (facultatif) ;
- 2 c. à soupe d’herbes salées ;
- 6 ℓ d’eau.
Pour les boulettes et la finition
- 1 kg de porc haché ;
- La mie d’une tranche de pain ou ½ t. de chapelure ;
- ¼ t. de lait ;
- 1 œuf ;
- 1 petit oignon haché finement (ou 1 échalote) ;
- 1 gousse d’ail écrasée ;
- 1 c. à thé d’herbes salées ;
- 1 c. à thé de quatre-épices françaises moulues (facultatif) ;
- ½ t. de farine tout usage non blanchie ;
- 1½ t. de farine grillée foncée ;
- 1½ t. d’eau.
Préparation
- Dans une grande marmite d’une contenance d’env. 10 ℓ, placez les pattes de porc, l’oignon (piqué de clous de girofle ou non), la carotte, la branche de céleri, les feuilles de laurier, le thym, les épices (si vous les utilisez) et les herbes salées. Couvrez d’eau à hauteur (env. 6 ℓ), mettez le couvercle, puis portez à ébullition à feu élevé. Baissez le feu à moyen-doux et faites mijoter max. 2 h.
- Retirez les pattes de porc de la marmite pour les faire refroidir. Filtrez le bouillon, dégraissez-le et faites-le réduire de moitié (jusqu’à 3 ℓ).
- Lorsque les pattes de porc auront tiédi suffisamment (env. 30 min.), désossez-les. Réservez la viande dans un bol couvert au frigo.
- Dans un grand bol, placez la mie de pain défaite en petits morceaux et le lait. Laissez imbiber un peu. Ajoutez-y l’œuf battu. Hachez l’oignon et écrasez l’ail, puis ajoutez-les au mélange de mie de pain. Ajoutez les herbes salées et les épices (si vous les utilisez) et mélangez bien le tout. Ajoutez le porc haché et mélangez à la main jusqu’à consistance homogène.
- Façonnez le mélange en boulettes d’env. 2 cm de diamètre (2 c. à soupe) que vous roulerez ensuite dans la farine et placerez dans une grande assiette.
- Dans une marmite d’une contenance d’env. 3 ℓ, portez le bouillon de porc à vive ébullition et plongez-y les boulettes délicatement une à une. Donnez délicatement un tour de cuillère de bois au bouillon pour éviter que les boulettes ne collent au fond. Faites pocher les boulettes env. 7 min. ou jusqu’à ce qu’elles remontent à la surface. Repêchez les boulettes cuites avec une cuillère trouée et réservez.
- Dans un petit bol, mélangez au fouet la farine grillée et l’eau jusqu’à ce que la farine soit complètement hydratée. Reportez le bouillon à vive ébullition et ajoutez-y le mélange de farine grillée en fouettant énergiquement pour éviter la formation de grumeaux. Faites cuire jusqu’à épaississement.
- Retournez les boulettes et la viande des pattes de porc désossées dans la sauce ainsi faite. Laissez mijoter à feu doux, le temps de tout réchauffer. Si la sauce vous paraît trop liquide faites-la réduire jusqu’à la consistance désirée ou ajoutez davantage de farine grillée et d’eau à raison d’¼ t. à la fois. Rectifiez l’assaisonnement.
- Servez le ragoût dans des assiettes creuses chaudes accompagné de pommes de terre bouillies et de betteraves marinées, de pain et beurre.
Notes
Il existe bien sûr beaucoup de variations sur le ragoût de pattes.
D’abord, on peut modifier la saveur et la texture selon le degré de torréfaction de la farine employée (plus pâle pour une saveur plus douce et plus foncée pour une saveur plus prononcée). Il est à noter que plus la farine est foncée plus son amidon et donc son pouvoir épaississant, sont dégradés. À l’inverse, plus la farine est pâle, plus son amidon est intact et son pouvoir épaississant est fort. Personnellement, je préfère la farine grillée foncée, car elle a plus de saveur. Je corrige la faiblesse de son pouvoir épaississant en terminant le ragoût avec un peu de fécule de maïs avant de servir. La farine grillée est disponible au Québec dans tous les bons supermarchés (j’utilise la marque Blouin). Si vous n’en trouvez pas, elle est très facile à faire. Faites simplement cuire la quantité requise de farine tout usage non blanchie dans une grande poêle à sec sur feu moyen-élevé en remuant constamment jusqu’à la couleur désirée. Le ratio le plus généralement accepté pour une bonne texture de sauce est d’1 t. de farine grillée délayée dans le même volume d’eau froide par ℓ (4 t.) de bouillon.
En ce qui concerne les ajouts, là aussi les variations sont infinies. Certaines familles ajoutent des pâtes maison traditionnelles (comme des glissantes ou des mouchoirs) ou des grands-pères (quenelles) au ragoût en fin de cuisson. Il est aussi possible d’y ajouter des légumes tournés comme des carottes ou des pommes de terre parisiennes. Il est enfin très courant de cuire un poulet ou une pièce de bœuf ou de veau avec les pattes de porc, question d’augmenter le rendement de viande effilochée puisqu’il n’y a pas grand chose après des pattes!