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J’espère avoir piqué votre curiosité avec mon billet sur l’histoire de la sauce soya! Vous êtes maintenant ici pour explorer la méthode de fabrication de ce condiment antique. Vous verrez que ce processus est extrêmement long et complexe. Évidemment, je ne m’attends vraiment pas à ce que vous commenciez tous à faire votre propre sauce soya demain matin. Cela dit, j’ai documenté la majeure partie de mon processus et comme ce n’est pas quelque chose que je peux partager avec beaucoup de monde dans ma « vraie vie » sans passer pour complètement fou alors si des curieux veulent voir comment ça fonctionne, vous aurez toute l’information nécessaire. Je dois dire également, qu’il n’existe pas qu’une seule façon de préparer la sauce soya. Il y a une méthode coréenne, une méthode japonaise et ainsi de suite. J’ai utilisé la méthode chinoise traditionnelle qui ressemble beaucoup à la méthode japonaise à quelques détails près.

酱油 或 豉油 (Jiangyou ou chiyou)

Donne env. 4-5 ℓ de pâte de soya fraîche (la quantité de sauce finale obtenue dépend du temps total de vieillissement) - Préparation : 48-72 h - Vieillissement : min. 3 mois

Matériel nécessaire

  • Un cuiseur vapeur ou une grande casserole ;
  • Des grands linges propres et stérilisés (style linges à vaisselle pour la fermentation fongique et des cotons fromage pour la filtration) ;
  • Un grand bol ;
  • Un thermomètre à sonde électronique réglable avec une alarme ;
  • Une plaque ou un plateau propre ;
  • Une grande jarre ou un grand cruchon (pouvant contenir toute la pâte de soya pour la faire fermenter et vieillir) ;
  • Une grande passoire fine pouvant contenir tout la pâte de soya (pour la filtration) ;
  • Un grand récipient pouvant recueillir toute la sauce soya pendant sa filtration ;
  • Des bouteilles de verre avec bouchons hermétiques.

Ingrédients

  • 1 kg (2,2 lbs) de fèves de soya sèches 1 ;
  • 270 g de farine de blé entier (préférablement moulue sur pierre) 2 ;
  • 1 g (⅔ de c. à thé) de ferment (culture fongique) pour sauce soya (en chinois: , 曲, aussi appelé koji en japonais) 3 ;
  • 2 ℓ d’eau pour la saumure (et aussi pour le trempage des fèves) 4 ;
  • 300 g de gros sel non-iodé (p. ex. sel de mer, sel à marinade ou sel cachère) 5 ;
  • 2,5 g (1½ c. à thé) de levures aromatiques pour sauce soya (facultatif 6).

Méthode

Préparation des fèves de soya

  1. La veille, faites tremper les fèves de soya nettoyées et rincées (elles sont souvent poussiéreuses) dans un grand bol d’eau fraîche pendant 8 à 12h. Veillez à ce qu’elles soient entièrement submergées tout le long du trempage. Les fèves de soya peuvent tripler, voire quadrupler de volume durant cette étape. Elles changeront également de forme (le soya sec est sphérique et le soya réhydraté est ellipsoïde).
  2. Pendant que les fèves trempent, préchauffez votre four à 182°C (360°F), placez la farine de blé entier dans une plaque de cuisson et faites-l’y torréfier pendant 12 min. Réservez.
  3. Égouttez les fèves soigneusement. Portez une grande quantité d’eau à ébullition dans le cuiseur vapeur. Tapissez le panier du cuiseur vapeur d’un linge propre, versez-y les fèves, creusez quelques trous dans la pile de fèves avec une cuillère pour laisser la vapeur passer uniformément, recouvrez avec le linge, mettez le couvercle et laissez étuver 1h ou jusqu’à ce que les fèves soient entièrement cuites (elles s’écraseront facilement d’une pression du doigt). PXL_20230318_020329583.jpg
  4. Lorsqu’elles sont cuites, versez le soya dans un grand bol propre. Mélangez-les en les faisant sauter dans les airs pour les faire refroidir, jusqu’à ce qu’elles atteignent une température de 35°C. Contrôlez l’humidité des fèves : il ne devrait y avoir aucune eau accumulée au fond du bol, mais elles devraient quand même être humides au toucher. Si elles sont trop sèches, humectez-les de quelques cuillères d’eau bouillie et refroidie 7.
  5. Dans un autre bol propre, mélangez la farine torréfiée et le et incorporez ce mélange au soya tiède et humide. Mélangez jusqu’à ce que chaque fève soit uniformément recouverte de farine. Cette étape s’appelle l’inoculation.
  6. Chemiser une grande plaque de cuisson de papier parchemin et versez-y les fèves ainsi inoculées. Celle-ci devrait être assez grande pour pouvoir contenir toutes les fèves en une couche d’environs 1,5 cm. Veillez à ce que la couche de légumineuses ne soit ni trop épaisse ni trop mince. C’est très important pour la suite des choses. La culture fongique a besoin d’oxygène pour se multiplier. Si les fèves sont empilées trop haut, le centre ne pourra pas respirer. De même, la fermentation fongique produit de la chaleur et si la température monte trop par manque d’aération, les champignons mourront et la fermentation sera ratée. Au contraire, le processus a besoin de maintenir une température tiède constante et si la pile de fèves est trop mince, elle refroidira trop, ce qui fera rater la fermentation également.

Fermentation du (制曲)

C’est la fermentation fongique ou le moisissement. À l’issue de ce processus, le soya sera recouvert de mycélium.

Attention : Cette étape est la plus difficile de tout le processus et celle qui requiert le plus votre attention. Tout le long de celle-ci, le soya inoculé doit être maintenu à une température constante située entre 33 et 36°C. Elle peut durer de 30 à 36h pendant lesquelles vous devrez surveiller attentivement la fermentation. Vous devrez absolument être disponibles pour remédier immédiatement à tout problème qui pourrait survenir afin d’éviter un échec. Pour bien gérer le tout à cette étape, un thermomètre à sonde réglable avec alarme est très pratique.

Cette partie du processus peut être divisée en trois périodes.

Les premières 12-14h

  1. Couvrez la plaque de fèves inoculées d’un grand linge propre légèrement humide et placez le tout dans le four éteint. Maintenez-y la température entre 33 et 36°C. Pour ce faire, vous pouvez placer la sonde d’un thermomètre électronique sous le linge. Si votre four est muni d’un mode fermentation (généralement étiqueté « bread proof » ou « proofing ») pouvant rester en dessous de 37 ou 38°C, utilisez-le.
  2. Durant cette période, le ferment va sortir de sa dormance et commencer à se multiplier. Pour bien réveiller le ferment, il faut lui apporter de la chaleur et de l’humidité. Pour ce faire, vous pouvez porter 1 ou 2 casseroles d’eau à ébullition et les placer à découvert dans le four sous la plaque de fèves. L’eau refroidira avec le temps alors réchauffez-les lorsque nécessaire. N’allumez jamais le four, car cela réduirait l’humidité et la chaleur trop élevée tuera le champignon. Cette étape est la moins demandante du processus niveau surveillance alors planifiez votre temps judicieusement de façon à y faire coïncider votre nuit de sommeil. Vous pourriez, par exemple, commencer la fermentation fongique 3 heures avant votre heure habituelle de coucher, puis entrouvrir légèrement la porte du four avant d’aller au lit. Ne fermez pas complètement la porte du four, sinon la chaleur pourrait monter au point de tuer le ferment.

Les 14-18h suivantes

  1. Pendant cette période, l’activité fongique atteindra son paroxysme, ce qui produira beaucoup de chaleur et de dioxide carbone. Surveillez le thermomètre attentivement et retirez les sources de chaleur (les casseroles d’eau chaude) du four.
  2. Dès que la température excède 36°C, retirez la plaque du four, découvrez le linge et mélangez le soya pour le faire respirer et le refroidir. Si leur surface vous apparaît sèche, vaporisez de l’eau bouillie et refroidie. Recouvrez du linge et remettez la plaque au four entrouvert dès que la température a baissé suffisamment.
  3. Comme tout le monde a de l’équipement et un environnement différents, trouvez la meilleure façon pour vous de maintenir efficacement une température constante sans devoir accourir aux besoins du champignon toutes les 5 minutes. PXL_20230319_120102841~2.jpg

Les dernières 2-4h

  1. Vous n’avez besoin de rien faire pendant cette période. Avec le temps, les nutriments présents dans le soya ne seront plus suffisants pour alimenter les champignons. L’activité fongique ralentit et la température commence à descendre.
  2. Éventuellement, la température va se stabiliser, car il n’y aura plus d’activité. Les fèves auront une apparence cotonneuse (elles seront recouvertes de moisissure) et auront une couleur allant du jaune verdâtre, au vert olive ou au vert-de-gris. Vous saurez alors que la fermentation fongique est terminée.
  3. Vous pouvez ramasser la poudre au fond de la plaque qui n’a pas adhéré au soya et la conserver jusqu’à 12 mois, dans un pot hermétique, au frigo. Il s’agit de votre propre culture fongique pour votre prochaine sauce soya. Ne la congelez pas! PXL_20230319_141923351.jpg

Fermentation du láo (制醪)

C’est la fermentation alcoolique et lactique. Dépendamment du climat, mais aussi du profil visuel, aromatique et gustatif recherché, ce processus peut durer entre 8 et 18 mois.

  1. Préparez une saumure en amenant 2 ℓ d’eau et 300 g de sel non iodé à ébullition, en brassant jusqu’à dissolution du sel. Laissez reposer jusqu’à température ambiante.
  2. Placez le soya moisi avec succès dans votre jarre ou votre cruchon de vieillissement. Versez la saumure refroidie par-dessus et mélangez bien. PXL_20230319_150211544~3.jpg
  3. Recouvrez le récipient d’un linge propre ou d’un coton fromage que vous maintiendrez en place avec un élastique ou un ruban attaché autour du goulot. Placez un bol ou une assiette renversés sur l’ouverture du récipient. Ne fermez pas le récipient hermétiquement. La fermentation a absolument besoin d’oxygène pour se dérouler adéquatement. PXL_20230329_140037230~2.jpg
  4. Placez votre récipient de future sauce soya dans un endroit chaud et préférablement près d’une fenêtre où il sera exposé à un maximum de rayons du soleil. C’est l’action du soleil qui, en causant une réaction de Maillard, fera éventuellement brunir, puis noircir la sauce soya.
  5. Pendant la première semaine de fermentation, brassez votre sauce soya avec une cuillère propre chaque jour. Facultativement, le 4e jour, si vous en avez, vous pouvez incorporer les levures aromatiques pour sauce soya.
  6. À partir de la 2e semaine, brassez la sauce soya une fois par semaine et ce, pendant 3 semaines. PXL_20230321_215015888~2.jpg
  7. Après 1 mois, brassez votre sauce soya seulement 1 fois par mois. Répétez pendant 8 à 18 mois, jusqu’à ce que votre sauce soit prête 8. C’est-à-dire lorsque vous serez satisfait de la couleur du moût, de son odeur et de son goût. Idéalement, il devrait avoir une couleur brun foncé similaire à celle du chocolat. Son odeur devrait avoir des notes de caramel, de céréales et de fruits et légèrement alcooliques comme le vin ou la bière. PXL_20230322_214758154.jpg
  8. Pendant le vieillissement, si vos étés sont chauds et ensoleillés, faites fermenter votre sauce soya, sans couvercle, à l’extérieur, à l’endroit le plus ensoleillé et le plus chaud de votre cour ou de votre balcon. Gardez le coton fromage sur le goulot pour éloigner les insectes et les vertébrés et pour éviter les débris. Veillez à rentrer votre sauce avant les pluies pour éviter la dilution, ainsi que la nuit afin d’éviter les accidents avec les écureuils, les oiseaux et les ratons-laveurs. La mienne a ainsi passé 2 printemps et 2 étés complets dehors. PXL_20231021_193436704~2.jpg

L’extraction, la pasteurisation et l’embouteillage

  1. Lorsque votre láo est vieilli à souhait, c’est l’heure de l’extraction de la sauce. Placez une grande passoire fine capable de contenir toute la pâte de soya et garnie d’un coton fromage stérilisé sur un grand récipient. Versez la pâte de soya dans la passoire et refermez le coton fromage par-dessus. Placez un poid sur le tout (p. ex. 1-2 briques propres sur une assiette) pour exercer une pression sur la pâte et en extraire le liquide. Laissez la gravité faire son œuvre pendant 24-48h jusqu’à ce que le liquide cesse de s’écouler. PXL_20240928_211351398 (1).jpg
  2. Vous pouvez accélérer le processus en tordant le le coton fromage, mais vous risquez d’étirer les fibres du tissu et ainsi d’extraire accidentellement de la pulpe avec le liquide, ce qui troublera votre sauce.
  3. Lorsque la sauce a fini de s’écouler, mesurez-la et prévoyez un nombre suffisant de bouteilles pour la contenir. Après ses 18 mois de fermentation, j’ai obtenu environ 1ℓ de sauce. Si vous faites vieillir la vôtre moins longtemps ou ne l’exposez pas directement à l’air libre, comme je l’ai fait, vous devriez en obtenir un peu plus, puisqu’il y aura moins d’évaporation. PXL_20240930_214649195 (1).jpg
  4. Stérilisez les bouteilles et tout votre matériel d’embouteillage (entonnoir, louche, etc.) en les faisant bouillir 10 minutes dans une grande marmite.
  5. Pasteurisez la sauce soya en la faisant chauffer à 75°C et en maintenant cette température pendant 30 min. PXL_20240930_220115666.jpg
  6. Versez la sauce soya dans vos bouteilles et fermez-les hermétiquement. Votre sauce soya est prête à la consommation dès qu’elle aura atteint la température de la pièce!
  7. Dépendamment de la quantité de sauce soya que vous avez obtenue, vous pouvez en garder une partie que vous embouteillerez à cru et que vous ferez vieillir au soleil près d’une fenêtre. PXL_20241001_013251656 (1).jpg

Bonne aventure fermentaire!

Notes

  1. Les fèves de soya sèches se trouvent facilement dans tous les bons supermarchés dans le même étalage que nos bons vieux pois jaunes et haricots blancs. Il existe deux types de fèves de soya : les blanches et les noires. Le soya blanc a une couleur beige similaire à celle des pois chiches. C’est le plus courant. Le soya noire a une couleur brune très foncée. Il est plus difficile à trouver, mais on en retrouve dans les épiceries chinoises et indiennes. Ce dernièr créera une sauce soya avec un pouvoir colorant beaucoup plus intense et en moins de temps que le soya blanc qui, lui, nécessite un vieillissement au soleil d’au moins un an pour être satisfaisant. 

  2. Idéalement, vous utiliseriez des grains de blés entiers que vous feriez rôtir et moudre grossièrement pas la suite, mais les grains de blés peuvent être difficiles à trouver. C’est pourquoi la plupart des recettes suggèrent de la farine de blé entier moulue sur pierre. La moutures est un peu plus grossière que la farine industrielle. Les particules plus grossières et les fibres de blé améliorent l’aération, ce qui permettra au champignon de mieux respirer et coloniser le soya. Enfin, la farine de blé entier permet d’obtenir ultimement une couleur plus riche et des arômes plus complexes que la farine blanche. 

  3. Vous pouvez vous procurer des cultures fongiques pour sauce soya dans les épiceries asiatiques ou en ligne (p. ex. sur le site web Révolution Fermentation). Dans le présent billet, j’utilise la terminologie chinoise, mais dans le commerce, c’est la terminologie japonaise qui est la plus utilisée. Cherchez du « koji pour sauce soya » ou en anglais soy sauce koji ou shoyu koji. Dans l’anglosphère, vous pouvez trouver aussi des kits complets incluant des fèves de soya, les grains de blé entier et les cultures microbiennes. 

  4. Si vous jugez que votre eau courante est de mauvaise qualité (p. ex. si elle est trop dure ou trop douce ou encore si contient trop de chlore ou de chloramines) je vous suggère d’utiliser de l’eau de source embouteillée. 

  5. Il est absolument impératif que vous utilisiez du sel non-iodé. Le sel non-iodé se vend généralement sous les appellations de « sel de mer », de « sel à marinades » ou de « sel cachère ». Le sel iodé se vend généralement sous l’appellation « sel de table ». Le sel de table contient de l’iode et parfois aussi d’autres additifs comme des antiagglomérants qui peuvent interagir avec la flore fermentaire et empêcher le bon vieillissement de votre sauce soya. 

  6. La majorité des kits disponibles en ligne n’incluent pas les levures aromatiques. Elles peuvent théoriquement être remplacées par la même quantité de levures de bière ou de boulanger, mais je n’ai pas fait de tests alors il se pourrait que ces dernières brisent l’équilibre entre la fermentation lactique et alcoolique en faveur de cette dernière. Techniquement, elles sont superflu puisque les levures naturelles présentes dans votre environnement coloniseront d’elles-mêmes votre moût en cours de vieillissement. Cependant, selon ce qui se trouve dans votre environnement, il est possible que certaines de ces levures naturelles amènent des odeurs ou des goûts moins désirables. En contrepartie, ne pas en ajouter rendra votre sauce soya plus unique. Je vous suggère de ne pas en utiliser si vous n’en trouvez pas. 

  7. À partir de cette étape et tout le long du processus de fermentation fongique, c’est une bonne idée d’avoir une bouteille stérilisée munie d’un vaporisateur remplie d’eau bouillie refroidie pour contrôler l’humidité du ferment au besoin sans risquer d’y introduire des microbes indésirables. 

  8. Portez une attention particulière à l’apparence et à la consistance du moût à cette étape. Il passera très lentement d’un état liquide parsemé de fèves entières et d’une couleur verdâtre à une bouillie assez épaisse d’abord couleur fauve, puis tirant progressivement vers des teintes chocolat. Dans les premiers mois (2 ou 3), vérifiez aussi attentivement la surface du moûts et les rebords de votre récipient : il est fort probable que des moisissures s’y développent. Pour les moisissures de surface, vous pouvez simplement les incorporer au moûts lors du brassage, elles devraient être inoffensives et les levures bénéfiques devraient finir par prendre le dessus au fil du temps. Elles se forment généralement par manque d’aération de la mixture, vous pouvez brasser une fois par semaine pour 2-3 semaines le temps que la situation se stabilise. Pour les moisissures sur les bords du récipient, vous pouvez les essuyer avec un linge propre trempé dans de l’alcool alimentaire fort (comme de la vodka) après le brassage en veillant à ce que l’alcool ne coule pas dans le moût (ceci déséquilibrerait la fermentation).