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Sommaire

Le plat de Noël dans ma famille

Joyeux Noël chers lecteurs de La Cuisine bleue! Ça fait longtemps n’est-ce pas? Vous pensiez sûrement que je vous avais oubliés. Il n’en est rien; n’ayez crainte. Votre auteur culinaire préféré a seulement vécu un été et un automne très… Pré-apocalyptiques? Les frontières ont rouvert, donc mon mari et moi sommes allés visiter sa famille américaine qu’il n’avait pas vue depuis plusieurs années. Pour ma part, le travail en personne a recommencé. J’avais donc bien moins de temps et d’espace mental à vous consacrer. Me pardonnez-vous? Je l’espère bien.

Étant donné que nous sommes en plein temps des Fêtes, je reviens en force avec une recette phare du patrimoine culinaire québécois. J’ai nommé: le pâté à la viande aussi appelé la tourtière! J’en vois déjà en hypersialorrhée rabique à la simple vue de la nomenclature binominale de ce plat antique. Nous y reviendrons dans la prochaine section.

Dans ma famille, Noël rime avec pâté à la viande. La confection de ces pâtés était de loin — avec celle des beignes — la tâche la plus longue des préparatifs de cette saison. Toutes les femmes de la famille, tant du côté de Maman que de Papa, en faisaient des dizaines plusieurs semaines à l’avance qu’elles conservaient au congélateur. Elles en cuisaient quelques-uns le jour de Noël et / ou le Jour de l’An en fonction du nombre de convives attendus. Quelques autres servaient de cadeaux d’hôtesse et le reste de provisions pour des dîners et des soupers d’hiver rapides après une journée en raquettes ou à la pêche blanche. Ma mère en faisait toujours deux formats : des individuels, qu’elle faisait cuire toute de suite et qu’elle mettait à congeler pour mettre dans nos boîtes à lunch, puis des familiaux qu’elle faisait congeler crus.

Chez nous, le pâté à la viande ne se mangeait jamais seul (ou très rarement). Il accompagnait souvent la dinde rôtie au souper noëlique ou encore figurait dans le buffet chaud des réveillons et autres réunions de famille. Personne dans ma famille, d’un côté comme de l’autre, n’assaisonnait ses pâtés autrement qu’avec des oignons, du sel (ou des herbes salées) et du poivre. Les plus aventureux y ajoutaient peut-être un peu de céleri très finement haché pour qu’on ne le voit pas, mais c’est tout. C’est la pratique la plus courante au Lac-Saint-Jean où, contrairement au Sud-Ouest, l’on craint la cannelle, le clou de girofle ou la muscade davantage que la peste. Résultat : un mets archi-fade duquel je n’ai jamais raffolé s’il n’était pas entièrement recouvert de ketchup Heinz.

Depuis que j’ai découvert qu’il est possible d’assaisonner la pâté à la viande et de le servir avec des marinades, comme on le fait dans la région montréalaise, c’est beaucoup plus à mon goût. La recette que je vous présente sera donc beaucoup plus près de la tradition métropolitaine que jeannoise.

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Histoire de la recette

Une controverse datant du Moyen-Âge : pâté, tourte ou tourtière?

Si le pâté à la viande, ou, tourtière est de toutes les réceptions hivernales acadiennes, canadiennes-françaises et québécoises, son histoire est certainement parmi les plus complexes et les plus longues de toutes les recettes de notre ordinaire. Même le nom qu’il porte est l’objet d’une controverse qui perdure depuis avant la Renaissance!

L’usage québécois le plus répandu en nombre nomme ce plat de « viande hachée de porc assaisonnée et cuite entre deux abaisses » tourtière. Cela dit, géographiquement, cet usage est cantonné au Sud-Ouest du Québec, c’est-à-dire dans les régions de Montréal, de la Montérégie, de l’Estrie, des Laurentides, de Lanaudière et de l’Outaouais. Partout ailleurs, dans le Nord-Est, cette même tarte mince farcie de cochon se nomme pâté à la viande afin d’éviter toute confusion avec la tourtière du Saguenay–Lac-Saint-Jean dont je parlerai un autre jour. Pour compliquer la chose encore plus, aucun de ces deux termes n’est utilisé en français standard européen pour désigner un plat similaire. En France, on parlerait plutôt d’une tourte (p. ex. la tourte vosgienne), l’appellation pâté étant réservée aux pâtés en croûte et à quelques autres plats régionaux comme le pâté de Pâques poitevin.

Selon Jean-Pierre Lemasson dans son Incroyable odyssée de la tourtière, l’usage du mot tourtière est attesté ici depuis au moins 1646. Il ajoute que si nos ancêtres serfs de l’époque de Nouvelle-France utilisent ce vocable, les classes nobles et lettrées suivent l’usage métropolitain en utilisant le mot tourte (voir L’incroyable odyssée de la tourtière, ch. 5). Le mot pâté existe aussi, mais à cette époque il semble désigner les pâtisseries de grande taille farcies de gros morceaux de viande et de volailles entières. Après la Conquête anglaise, l’élite française est partie et avec elle leurs tourtes fastueuses. Ils ont laissé derrière les habitants et leurs rustiques tourtières.

D’où vient le terme tourtière? Il existe une théorie farfelue, mais malheureusement très répandue, selon laquelle le terme viendrait du pigeon migrateur ou tourte voyageuse (Ectopistes migratorius). Cet oiseau, disparu à l’état sauvage à la fin du XIXe s. et définitivement éteint depuis 1914, se comptait à l’époque de nos ancêtres par immenses voiliers de plusieurs dizaines de millions d’individus. Leur population totale était évaluée entre trois à cinq milliards. Ces volatiles peu farouches constituaient donc une source importante de protéines pour les premiers colons. Les grands-mères racontent à tort que notre pâté à la viande s’appelle tourtière à cause qu’il était préparé avec de la chair de tourte. Pourtant, les sources documentaires sont catégoriques : jamais cet oiseau n’a servi de farce à pâté. Si les premiers ouvrages de cuisine québécoise (voir p. ex. La cuisinière canadienne, p. 38) contiennent bien des recettes de tourtes (l’oiseau), elles ne sont jamais apprêtées en tourte (le plat).

En réalité, le terme tourtière fait référence à l’ustensil de cuisson dans lequel est préparé une tourte. C’est donc par métonymie qu’on utilise, au Québec, le mot pour le contenant afin de désigner son contenu. Traditionnellement, alors que les fours étaient peu répandus et réservés aux boulangers, les tourtes étaient cuites dans des plat de fonte ou de cuivre creux sur pattes et munis d’un couvercle aux rebords surélevés. Pour cuire la tourte, on déposait la tourtière dans l’âtre de la cheminée directement sur un lit de braises (d’où les pattes) et l’on déposait une autre couche de braises sur son couvercle (d’où les rebords). La métonymie vient probablement d’expressions du genre « lapin/veau en tourtière ». Il semble que de nos jours, même en France dans les régions du Nord-Ouest comme le Poitou, le terme tourtière soit utilisé de la même façon qu’ici.

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Une tourtière traditionnelle française en fonte. Photo : Lacoste Forge & Fonderie.

L’épopée historique du pâté à la viande

Dans l’absolu, les ancêtres de cette pâtisserie charcutière remontent à environ 4000 à 1600 ans av. J.-C. en Mésopotamie (voir L’incroyable odyssée…, p. 13). Plus près de nous, la plus ancienne recette de tourte en cuisine française date du XIVe s. dans Le Viandier de Guillaume Tirel dit Taillevent, plus précisément dans le manuscrit conservé à la Bibliothèque Mazarine (voir p. 41 dans l’éd. de Jérôme Pichon et Georges Vicaire). Il s’agit d’une tourte de légumes, d’œufs et de fromage. La recette apparaît également dans Le Ménagier de Paris, un autre manuscrit de cuisine médiéval datant de la même époque. Il n’est donc pas clair à qui revient l’honneur de la première tourte française.

Cela dit, la première recette imprimée qui ressemble le plus à notre pâté à la viande se trouve dans un ouvrage de 1651, Le cuisinier français de François Pierre de La Varenne. Il s’agit de sa recette de « tourte de veau » (voir Le cuisinier français, pp. 61-62). Elle est faite de veau haché, et est garnie de béatilles (menus morceaux luxueux tels que le ris de veau ou les crêtes de coq) en son centre. Le livre compte en tout quatre recettes de tourte et six de pâtés.

À partir de ce moment, les ouvrages de cuisine française ultérieurs contiendront de plus en plus de recettes de tourtes et pâtés tous plus luxueux les uns que les autres jusqu’à la Révolution en 1789. Après cela, symbole du faste indécent de la cour royale, la tourte tombe en désuétude chez nos cousins de l’autre côté de l’Atlantique au profit des plats en sauce.

Dans nos quelques arpents de neige passés sous domination anglaise en 1760, cette coupure gastronomique ne s’est pas opérée et la tourtière a continué de régner en maîtresse de toutes les réceptions, sous une forme plus modeste, jusqu’à aujourd’hui. La première recette québécoise de pâté ou tourtière a été publiée en 1840 dans La cuisinière canadienne (voir pp. 61-63). À cette lecture, on peut constater qu’en 182 ans, la recette est en tous points identique à celle d’aujourd’hui. À peu de choses près, toutes les recettes publiées jusqu’à la première édition de La cuisine raisonnée par les sœurs de la Congrégation de Notre-Dame en 1919 reprennent cette pionnère.

C’est bien beau de parler des traces documentaires du pâté à la viande, mais cela ne nous dit pas grand chose sur son importance culturelle. À ce sujet, je vous invite fortement à lire l’ouvrage de Jean-Pierre Lemasson cité plus haut : L’incroyable odyssée de la tourtière. Il traite du sujet en beaucoup plus de détails et de façon bien plus intéressante que je ne le puis dans ces quelques paragraphes.

Alors maintenant que l’on connaît bien l’histoire du plat, passons à la recette.

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La recette

Pâté à la viande ou tourtière

Ingrédients

  • 500 g (1 lb) de porc haché ;
  • 1 oignon haché finement ;
  • 1 gousse d’ail écrasée ;
  • 1 pincée de chacune: cannelle, clou de girofle et muscade ;
  • ½ c. à thé d’herbes salées du Bas-du-Fleuve ;
  • Poivre frais du moulin ;
  • 1 recette de pâte à tarte de base(2 abaisses) ;
  • 1 œuf battu avec 1 c. à soupe de crème, de lait ou d’eau pour la dorure.

Préparation

  1. Préparez la pâte à tarte selon la recette et laissez-la reposer au frigo, emballée de cellophane.
  2. Hachez l’oignon, écrasez l’ail, placez tous les autres ingrédients sauf la dorure à l’œuf dans une grande casserole, couvrez à mi-hauteur d’eau, de bouillon de poulet ou de porc non salé. Portez le tout à ébullition et faites mijoter à feu moyen-doux environ 1h en remuant de temps en temps jusqu’à ce que le liquide de cuisson soit réduit au moins du ¾. Rectifiez l’assaisonnement. Retirez du feu et laissez tiédir.
  3. Pendant que la préparation est en train de refroidir, préchauffez le four à 425°F (218°C) et roulez les 2 abaisses de pâte à tarte.
  4. Foncez un moule à tarte de 8” (20 cm) Ø de l’une des abaisses, versez la préparation de porc.
  5. Préparez la dorure en battant 1 oeuf avec 1 c. à soupe de crème, de lait ou d’eau. Badigeonnez le tour de l’abaisse avec un pinceau à pâtisserie. Placez la seconde abaisse sur le pâté, scellez bien les bords, coupez ou repliez l’excédent et décorez le tour du pâté en le pinçant des doigts ou avec une fourchette. Faites une cheminée sur le pâté. Appliquez plus de dorure.
  6. Faites cuire le pâté sur la grille au centre du four pendant env. 1h. Après les premières 15-20 min. de cuisson, baissez la température à 375°F (190°F). Sortez du four et laissez refroidir environ 15 min. avant de servir.
  7. Servez avec des patates pilées, une salade à la crème ou aux cailles ainsi que du ketchup aux fruits ou aux tomates vertes et d’autres légumes marinés (betteraves, oignons, etc.).

Notes

Vous pouvez doubler ou tripler la recette afin de faire plusieurs pâtés que vous pourrez congeler pour des repas rapides plus tard. Comme dans ma recette de pâté au poulet je vous suggère de les faire congeler crus, après l’assemblage, bien emballés dans des sacs de congélation hermétiques.

Lorsque la viande est cuite, si vous ne voulez pas attendre pour faire réduire le liquide, vous pouvez ajouter de la farine, grillée, de la chapelure de pain ou des pommes de terre en purée pour épaissir le mélange.

Si vous n’êtes pas fan du porc haché, vous pouvez utiliser n’importe quelle autre viande comme du veau ou de la dinde. Au lieu de la viande hachée, vous pouvez faire braiser une pièce de viande entière que vous effilocherez. Si vous utilisez de la viande effilochée, remplacez les épices par de la sarriette : vous avez maintenant devant vous un pâté acadien!

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Bon appétit et joyeux Noël!