Tarte aux patates de Ma
Sommaire
- L’été tire à sa fin
- Ida Baynes (1889-1974)
- Souvenirs de ma belle-mère
- La recette
- Le mystère élucidé
- Histoire de la recette
L’été tire à sa fin
Oui, la Cuisine bleue est toujours vivante. Ça fait longtemps que je vous ai écrit. J’espère que je ne vous ai pas trop manqué! Inutile de dire qu’avec le retour quasi complet à la vie normale dans le monde du travail, je dispose maintenant de beaucoup moins de temps pour cuisiner et pour m’occuper de vous. Sans compter que depuis presque un an maintenant, j’ai davantage de responsabilités. L’envie de vous écrire se fait donc beaucoup plus sporadique et je m’en excuse.
Le lac Saint-Jean vu du haut de la chute de Val-Jalbert.
Depuis le voyage en France qui fut le thème de ma dernière recette (la soupe à l’oignon), je n’ai pas fait de découverte culinaire nouvelle, pas plus que je n’ai essayé de nouvelle recette. Mon mari et moi n’avons pas non plus fait de voyage. Mon été s’est passé à la vitesse de l’éclair avec une visite de mon père qui a duré sept semaines au cours desquelles il a travaillé sur ma maison. Il a entre autres décapé et refini notre escalier. Mon père travaille vraiment bien avec ses mains.
Mon escalier restauré.
Par la suite, c’est ma belle-mère, Mary, qui est venue nous rendre visite. En fait, je suis toujours en vacances (pour la première fois de ma vie, j’ai pris un mois au complet). Et elle est toujours ici. À la mi-août, nous sommes allés la rejoindre à Détroit, au Michigan, puis nous avons conduit jusqu’à la capitale de l’Ohio, Columbus, afin de rendre visite à mon beau-frère, Jim. Après cela, John et moi sommes revenus à la maison en train avec elle. C’est la première fois qu’elle passe un voyage aussi long ici et sans voiture. Elle doit nous suivre dans notre train-train quotidien en transport en commun, puisque nous n’avons pas de véhicule. Comme elle a choisi de venir nous visiter durant mes vacances, nous l’avons même trimballée jusqu’au Lac-Saint-Jean, ma région natale, où nous avons rendu visite à ma mère. Nous y sommes allés à bord du train de Via reliant Montréal à Jonquière et qui passe au beau milieu de mon village perdu dans la forêt.
Voyager en transport en commun prend beaucoup de temps alors nous avons eu le temps de beaucoup parler Mary et moi. Nous avons parlé entre autres de celle qu’on appelle Ma.
Ida Guentzel à 18 ans.
Ida Baynes (1889-1974)
L’arrière-grand-mère de Mary, Ida Guentzel (Güntzel) est née en 1889 dans le canton de Kasota au Minnesota, en banlieue de Saint-Peter, 15 km au nord de Mankato. En 1912, elle épouse John Jones avec qui elle aura une fille, Bonita (Bonnie), la grand-mère maternelle de Mary. Tragiquement, M. Jones se suicide en 1916 dans des circonstances nébuleuses. Ida se remariera plusieurs années plus tard avec un dénommé Emmett Baynes, mais elle n’aura pas d’autre enfant.
Ida, en haut au centre, entourée de sa mère Emma à gauche, de sa fille Bonnie à droite et sa petite-fille, Dixie (la mère de Mary), au milieu.
Mary se souvient qu’elle était une jardinière hors pair. Elle faisait pousser des cerises de terre et en préparait une confiture délicieuse. Elle avait aussi un perroquet qui pouvait dire plus de 70 mots. Elle avait une ligne téléphonique partagée que la petite Mary épiait à chaque fois qu’elle allait la voir. Mary se souvient également de son grenier dans lequel elle adorait jouer entourée de mille et un trésors et ce malgré l’écrasante chaleur qui y régnait l’été. Culinairement, plus près de ce qui nous préoccupe, Ida était excellente. Outre ses confitures susmentionnées, elle faisait du pain et des nouilles à la main. Ses biscuits au sucre étaient aussi reconnus comme les meilleurs du monde. Sa jarre en était toujours pleine, jusqu’à ce que Mary la visite et la vide à chaque fois. Le soir, elle préparait souvent du pamplemousse en tranches qu’elle faisait macérer au frigo avec une tonne de sucre par dessus pour le déjeuner le lendemain.
Ida dans son grand jardin.
Souvenirs de ma belle-mère
Je vous ai sûrement déjà parlé du fait que mon mari, John, a des souvenirs culinaires d’enfance beaucoup plus flous et disparates que les miens. C’est un contraste flagrant avec ma mémoire à moi. La mémoire culinaire de sa famille, c’est sa mère, même si elle ne cuisine plus beaucoup aujourd’hui. Parmi les longues discussions que j’ai eues avec Mary pendant son voyage chez nous, l’une d’elle a capté mon attention plus que les autres. Elle m’a parlé en long et en large d’un dessert qu’elle adorait et que sa grand-mère Ma lui préparait souvent. C’était un genre de tarte très fine dont la pâte était à base de pommes de terre en purée et qui était simplement garnie de crème liquide, de sucre et de cannelle. La dernière fois qu’elle en a mangé c’était en 1974, l’année où Ida est décédée des suites d’une fracture de la hanche. Ô grand malheur : Ida a emporté sa recette de tarte aux patates avec elle. Comble de malheur, son livre de recettes a disparu, personne dans sa famille n’a noté cette recette et la seule autre chose que Mary se rappelle c’est que le nom de la tarte ressemblait à quelque chose comme duffeldutcher ou doffelkutcher. Fort de ma curiosité culinaire, de mes compétences en recherche documentaire et de mon cours collégial d’allemand un peu rouillé, il n’en fallut pas plus pour me lancer sur la piste de cette mystérieuse recette.
Duffeldutcher? Doffelkutcher?
Le premier obstacle que j’ai rencontré dans mes recherches était bien entendu le nom porté par la chose en question. Essayez et vous verrez par vous-mêmes : le duffeldutcher ou doffelkutcher n’existe pas. Cela dit, ce fût le moindre de mes obstacles. Avec mes connaissances de la phonétique anglaise et mon allemand collégial, j’ai fini par déduire que le nom que Mary a attribué au dessert était ce qu’on appelle en linguistique un « barbarisme ». Puisque Ida et sa famille étaient allemands, ils devaient utiliser un mot de cette langue, mais prononcé à l’anglaise, que Mary n’a jamais vu écrit, comme c’est si souvent le cas aux États-Unis pour les petits-enfants et arrières-petits-enfants d’immigrants. Je sais qu’en allemand standard, « patate » se dit Kartoffel et que ce genre de pâtisserie se nomme Kuchen. J’en ai donc déduis qu’on fait probablement affaire à un Kartoffelkuchen. D’autant plus que si on enlève la première syllabe, on obtient Toffelkuchen ce qui, lorsque prononcé à l’anglaise (toffelkotchen), donne un mot trop ressemblant à duffeldutcher ou doffelkutcher pour que ce ne soit qu’une coïncidence. J’ai donc poursuivi ma recherche pour voir ce que je trouverais sur la toile germanophone en cherchant Kartoffelkuchen. En cherchant seulement ce mot, j’ai trouvé beaucoup de recettes tant salées que sucrées, mais qui semblaient donner soit des gâteaux plutôt épais ou des tartes semblables à des quiches. Elles n’étaient pas fines, ne contenaient pas de crème et contenaient toutes des œufs (voir p. ex. ce flan souabe à la pomme de terre ou encore cette tarte saxonne aux pommes de terre). J’ai donc ajouté quelques mots-clefs pour raffiner les résultats en fonction des ingrédients qui m’étaient connus. Après un certain temps, j’ai fini par trouver une recette du nom de Rhöner Kartoffelsploatz. Elle ressemble beaucoup à la description de Mary à ce détail près qu’elle est salée. Tout le reste est pareil : la pâte est un appareil de pommes de terre et de farine et la garniture n’est composée que de crème et de sucre. À la vue de la photo, ma belle-mère s’écria avec enthousiasme que la tarte d’Ida était comme celle-là. J’ai donc décidé que j’utiliserais cette recette comme base pour recréer ce souvenir de famille. Pour faire changement, aujourd’hui, nous allons tout de suite passer à la recette et verrons son historique seulement après.
La recette
Kartoffelkuchen
Donne 10 à 15 portions - Préparation : 15 min. - Cuisson : 1 h + 1h de repos
Ingrédients
- 2 lbs (1 kg) de pomme de terre (de préférence farineuse comme la Russet) ;
- env. 1⅔ t. (200 g) de farine tout usage ;
- ½ c. à thé de sel ;
- 1 c. à thé de poudre à pâte ;
- 1½ t. crème 35% ;
- 1 t. de sucre ;
- 1 c. à thé de cannelle moulue.
Préparation
- Si nécessaire, lavez les pommes de terre. Faites-les cuire entières et avec la pelure à l’eau bouillante 20 à 30 minutes (selon la taille) jusqu’à ce qu’un couteau les pénètre sans résistance. Égouttez-les et laissez-les refroidir 5 min. (assez pour pouvoir les toucher sans vous brûler).
- Préchauffez le four à 400°F (205°C) en mode convection, la grille au centre.
- Épluchez les pommes de terre (la peau devrait s’enlever toute seule d’une simple pression du doigt, en ne gaspillant presque aucune chair). Passez-les au presse-purée au-dessus d’un grand saladier (idéalement du genre pour faire des patates en riz ou au moulin à légumes). La purée doit être très fine et exempte de grumeaux. Laissez le mélange de pommes de terre refroidir pendant environ 30 min.
- Faites un puits au centre des pommes de terre, ajoutez la farine, le sel et la poudre à pâte. Mélangez le tout et pétrissez sommairement jusqu’à obtenir une pâte lisse et légère d’une consistance similaire à la pâte à biscuit.
- Tapissez une plaque à biscuit de 9” x 13” (23 cm x 33 cm) d’un papier parchemin que vous aurez également beurré (cette pâte de pommes de terre est très collante).
- À la main, étalez la pâte uniformément dans la plaque. Formez une croûte de tarte d’une épaisseur d’env. ¼” (1 cm) avec des rebords d’env. ¾” (2 cm). Piquez la pâte à la fourchette sur toute sa surface. Saupoudrez le sucre uniformément à l’intérieur de la tarte, versez la crème par-dessus et parsemez la cannelle moulue sur le tout.
- Enfournez sur la grille du milieu et faites cuire la tarte pendant environ 30 min. ou jusqu’à ce qu’elle soit bien dorée.
- Retirez du four, laissez refroidir 10 min. et servez chaud avec une tasse de café ou de thé brûlants.
Notes
Cette tarte a une texture inhabituelle. Sa croûte a un moelleux similaire à celui des gnocchi italiens. C’est surprenant. Cela dit, elle est à consommer de préférence la journée même. Elle est à son meilleur lorsqu’elle vient tout juste d’atteindre la température ambiante. Comme toutes les préparations à base de patates, elle supporte donc très mal la réfrigération. Pour vous éviter d’avoir trop de restants, je vous suggère de couper les ingrédients de moitié et de cuire le dessert dans un moule à tarte.
Comme la recette originale allemande le suggère, cette tarte est aussi excellente en version salée. Omettez le sucre, remplacez-le par une ou deux pincées de sel et garnissez la tarte à votre goût. Vous pouvez utiliser des oignons caramélisés, du poireau tombé au beurre, du bacon émietté, du jambon en dés, des oignons verts ou de la ciboulette hachés.
Le mystère élucidé
Au sortir du four, Mary s’est métamorphosée en l’enfant qu’elle était la dernière fois qu’elle a mangé cette tarte. Elle disait que ma création était identique à la recette ancestrale, tant visuellement que gustativement. J’étais très fier de moi. Elle était trop excitée pour attendre le souper, il lui en fallait une pointe toute de suite. Après ce goûter nostalgique, elle s’empressa de téléphoner à sa tante Shari, soeur de sa mère, donc la petite fille d’Ida, pour lui parler de ce miracle et lui demander si elle se souvenait de cette tarte. Elle acquiesça. Mary lui demanda si elle souvenait du nom exact que sa grand-mère donnait à cette recette. Elle répondit : « Kartoffelkuchen ».
Histoire de la recette
Maintenant que tout est éclairci et qu’on a pu reconstruire la tarte patrimoniale avec succès, discutons de l’histoire du plat.
Suite à mes recherches, il semble que comme nous, les Allemands écrivent très peu de façon formelle à propos de leurs cuisines nationale et régionales. J’ai eu beaucoup de mal à reconstruire l’histoire de cette recette.
En ordre général, il semble que les divers gâteaux et tartes de pommes de terre (Kartoffelkuchen en allemand standard et Kartoffelplatz en alémanique) forment une grande famille de plats qui est d’origine centre et sud-allemande. On les retrouve partout où l’on parle traditionnellement les langues alémaniques, c’est-à-dire de l’Alsace en France jusqu’au Vorarlberg en Autriche, en passant par la Suisse et la région historique de Souabe dans le sud de l’Allemagne. Tel qu’expliqué plus haut, selon la région où on se trouve, il existe plusieurs variétés allant du véritable gâteau, au flan, en passant par la pizza et la tarte fine. En Saxe, il semble que ce soit la version spongieuse qui prévale, en Souabe on préfère une texture plus similaire à celle du flan, tandis qu’en Alsace et en Hesse, la faveur va à une pâte à pain (similaire à une pizza) que l’on garni de pommes de terre.
Parmi toutes les recettes que j’ai trouvées, il y a une exception : la Rhöner Kartoffelsploatz citée précédemment. Contrairement aux autres préparations, elle est très mince et ne contient pas d’œuf, comme la recette familiale de Mary. De toute évidence, cette recette est caractéristique de la région du massif montagneux volcanique de Rhön au centre de l’Allemagne (un peu comme le Puy-de-Dôme en Auvergne au centre de la France). Cette région est partagée entre l’est de la Hesse, le sud-ouest de la Thüringe et le nord de la Bavière. Après avoir fouillé dans son arbre généalogique, John a trouvé que la famille Güntzel, dont Ida était la descendante, est précisément originaire de cette région. En effet, son grand-père, Gottfried Güntzel, immigré aux États-Unis au milieu du XIXes. est né dans l’ancien duché de Saxe-Hildburghausen en 1825. La ville d’Hildburghausen est située à peine à quelques kilomètres à l’est de la région du Rhön. Lui et sa famille ont donc amené avec eux une version sucrée de la Kartoffelsploatz qu’ils nommaient Kartoffelkuchen de notre côté de l’Atlantique et la recette a survécu jusqu’à nos jours! La boucle est bouclée.