Passion fermentation I
Épisode 1 : La sauce soya
Sommaire
- Mon intérêt pour les aliments fermentés
- Pourquoi la sauce soya?
- Histoire de la sauce soya
- La sauce soya au Québec
Mon intérêt pour les aliments fermentés
Depuis que j’ai commencé à faire à manger, les aliments fermentés ont toujours été enveloppés d’une aura de mystère. La fermentation m’a longtemps fait peur. À l’épicerie de ma famille, dans mon village natal, j’ai toujours été fasciné par les clientes qui achetaient la culture Yogourmet. Il y avait aussi des clients qui venaient acheter des sceaux de qualité alimentaire pour faire leur propre bière ou leur propre vin. Pour moi, ces gens étaient comme des sorciers. Faire de la fermentation, invoquer des démons : c’était la même chose dans ma tête.
Évidemment, aujourd’hui c’est moins mystérieux pour moi. J’aime faire du pain, tant à la levure qu’au levain, vous le savez déjà. C’est le produit fermenté que je fais depuis le plus longtemps. Vous savez aussi que j’adore faire du yogourt. Je fais aussi des cornichons. J’aime la choucroute et le kimchi. J’adore le vin. Pourtant, outre le pain au levain et le yogourt, c’est pas mal tout ce que je fais en matière de fermentation. Vous auriez sûrement pensé que je suis du genre à brasser ma propre bière ou à faire mon propre kimchi. Et bien non! Cela dit, il y a 18 mois, tout cela a changé quand je me suis embarqué dans une aventure. J’ai fait ma propre sauce soya.
Pourquoi la sauce soya?
Mon aventure avec la sauce soya a commencé tout à fait par hasard. Je m’explique, vous savez sans doute que j’adore la cuisine chinoise depuis toujours. Il y a quelques années j’ai découvert la chaîne YouTube Souped Up Recipes animée par Mandy Fu, une Chinoise de culture hakka, de la province du Fujian et qui habite maintenant aux États-Unis. Sa chaîne est très intéressante et informative. Pour l’encourager, après plusieurs mois à la suivre et à cause de la qualité de ses recettes, je me suis abonné à son Patreon. Pour celles et ceux d’entre vous qui ne connaissez pas Patreon, les gens à qui vous vous abonnez sur cette plateforme, vous donnent accès à plusieurs avantages, dépendamment du niveau de votre abonnement. Par exemple, les YouTubers présents sur Patreon incluent généralement un niveau d’abonnement donnant accès à leurs nouvelles vidéos en primeur et sans annonces. Certains autres donnent accès à des vidéos exclusives ou encore à de la marchandise à leur effigie. Ce que je ne savais pas en m’abonnant au Patreon de Souped Up Recipes, c’est que le niveau que j’avais choisi me donnait accès à un cadeau livré chez moi à chaque Nouvel An chinois. La façon dont elle fonctionne, c’est qu’elle a une liste de cadeaux parmi lesquels on peut choisir (la plupart sont des gadgets de cuisine) et qui reviennent chaque année. On peut aussi choisir de laisser Mandy sélectionner un cadeau pour nous au hasard. Chaque année, la liste inclut une nouveauté. Quand ses abonnés et moi avons reçu la liste des cadeaux à l’automne 2022, la nouvelle option était vraiment intéressante : des enveloppes de culture fongique pour la préparation de sauce soya à la maison. Les gens qui choisissaient cette option recevraient aussi des instructions complètes de Mandy qui préparerait elle aussi sa sauce soya avec la même culture presque en même temps que nous. J’ai trouvé l’idée absolument emballante. C’est donc l’option de cadeau que j’ai choisie. J’étais très excité à l’idée d’apprendre à préparer ma propre sauce soya. Je n’y connaissais absolument rien à part une vidéo coréenne qui utilisait une méthode complètement différente.
Le mois de février 2023 est arrivé. J’ai reçu un colis qui contenait des petites enveloppes étiquetées en chinois. Google Translate m’a fait savoir que la moitié d’entre elles contenaient des spores du champignon Aspergillus oryzae et l’autre moitié, diverses espèces de levures dont Saccharomyces cerevisiae. Avec l’allure du paquet, disons seulement que j’ai douté de l’efficacité des services douaniers fédéraux… Presque en même temps que la livraison de ce paquet, j’ai aussi reçu un courriel de Mandy avec toutes les instructions de préparation de la sauce soya. Le document faisait 12 pages de long avec des photos pour chaque étape de préparation. Ça avait l’air vraiment intimidant. J’ai passé le mois suivant à le lire plusieurs dizaines de fois et à regarder des vidéos pour bien intégrer le contenu lorsque je déciderais de passer à l’action. J’ai aussi utilisé ce temps pour acquérir une jarre en argile traditionnelle pour faire vieillir ma sauce soya de la façon appropriée. Le 16 mars 2023, j’étais donc prêt à commencer le processus qui durerait plus d’un an et demi.
Dans le monde du pain au levain sur internet, il est d’usage de donner un nom à son levain mère. Ainsi, une fois le processus initial terminé, j’ai pensé que je devrais baptiser mon láo (醪, nom chinois de la purée de soya en cours de fermentation). Mon levain mère porte le nom de Constance et ce nom lui a été donné par Julie, une collègue de travail très créative. Je voulais que mon láo porte un nom en chinois et d’une signification proche de constance ou de persévérance, mais comme je ne connais pas cette langue, j’ai demandé à Xuan (la même personne qui est à l’origine de la recette de crevette sautées aux asperges et aux herbes salées si elle voulait lui trouver un nom. Elle a accepté le défi immédiatement. Et elle l’a relevé admirablement! Le nom qu’elle a choisi est Héng Fēng. Héng signifie « éternel » ou « persistent » et Fēng « abondant » ou « prospère ». Il y a plusieurs façon d’écrire ces mots avec les idéogrammes chinois, mais la graphie qu’elle m’a présentée est 恒豐. Le premier sinogramme, en caractères simplifiés, est un amalgame des symboles pour « coeur » (心) et « à travers » (亘 qui représente lui-même le soleil entre le ciel et la terre) et le second, en caractères traditionnels, est un amalgame des symboles pour des fleurs en pots (𠁳, impossible à afficher sur ce site, mais lui-même constitué des symboles pour « montagne » 山 et « fleurs / plantes » 丰) et pour la fève de soya (豆 qui représente lui-même une jarre en argile dans laquelle on les fait cuire). Ma sauce soya s’appelle donc « Richesse Éternelle ». C’est beau n’est-ce pas?
Histoire de la sauce soya
En Chine
Le soya (Glycine max) est, avec le pois chiche, la gourgane et le pois jaune, une légumineuse très ancienne. Il a été domestiqué à partir du soya sauvage (Glycine soja) il y a plus de 5 000 ans et son aire de répartition d’origine se trouve dans le Sud de la Chine.
Si l’on sait hors de toute doute que la sauce soya est d’origine chinoise. La date de son apparition exacte et les détails précis de sa préparation primitive sont plutôt méconnus.
Certains auteurs pensent que son apparition date, au plus tôt, entre 1 100-200 avant notre ère et la situe en Chine méridionale. D’autres, à l’opposé, en se fiant à l’appellation chinoise actuelle du produit (jiangyou en mandarin et shiyou en cantonais et fujianais) et aux sinogrammes pour la désigner, affirment qu’elle date seulement de l’époque Song (entre le IXe et le XIIIe s.).
En se basant uniquement sur le produit lui-même, selon William Shurtleff et Akiko Aoyagi dans leur History of Soy Sauce (160 CE to 2012) : Extensive Annotated Bibliography and Sourcebook, la première mention documentaire d’un extrait liquide obtenu à partir de fèves de soya fermentées daterait de l’an 150 de notre ère et portait le nom de shizhi. Toujours selon eux, la première mention de la méthode de fabrication du condiment daterait de l’an 544 dans la première encyclopédie d’agriculture de l’histoire du monde (Qimin Yaoshu par Jia Sixie).
Originalement, la sauce soya chinoise était fabriquée uniquement à partir de fèves de soya. C’est d’ailleurs cette version, sans céréale, qui fit son apparition d’abord en Corée dans les années 680 et au Japon par la suite, quelques décennies plus tard. C’est à partir de la fin du XVIe s. dans la région autour de l’actuelle Shandong, où le blé est une récolte très importante que la sauce soya moderne, comprenant un certain pourcentage de blé, a commencé à être fabriquée. Le blé étant local, dans le Nord de la Chine, contrairement à la légumineuse qui devait être importée des provinces méridionales, cet ajout permettait de réduire les coûts de fabrication du produit, qui était déjà lui-même une façon d’allonger les réserves de sel. Accessoirement, l’ajout de blé a aussi permis d’améliorer grandement les propriétés aromatiques et gustatives du condiment.
Au Japon
On pense que les ancêtres de la sauce soya sont arrivés au Japon au début du VIIIe s. du fait de la création en 701 par l’administration impériale d’un office responsable de la réglementation de la préparation du hishio (pâte de soya fermentée similaire au miso). L’apparition des assaisonnements à base de soya au Pays du Soleil levant sont attribués à l’introduction du bouddhisme et de sa diète strictement végétarienne à partir des années 550. La première mention d’une extraction d’un liquide à partir du hishio remonterait à l’an 771 (voir Soyinfo Center).
Selon la légende locale, l’ancêtre le plus proche de la sauce soya japonaise actuelle et du miso remonterait à l’an 1254 et aurait été introduit par le prêtre zen Kakushin suite à un voyage de ce dernier au temple Jinshan à Zhenjiang dans le Jiangsu. À son retour sur l’archipel, il aurait popularisé la fabrication du produit dans la préfecture de Wakayama.
Au Japon, il existe deux grands types de sauce soya. On trouve d’abord le tamari (de miso damari, terme référant au liquide s’accumulant sur la surface du miso lors de sa fermentation) qui est la version originelle du condiment, sans blé. Ensuite, on trouve le shoyu (étymologiquement lié au mot chinois shiyou utilisé dans le Canton pour se référer à la sauce soya) apparu plus tardivement, vers le XVIe s. qui, lui, contient un certain pourcentage de blé.
Kikkoman
Le plus grand fabricant de sauce soya au monde et le plus connu est la maison japonaise Kikkoman. L’entreprise, originaire de la préfecture de Chiba, tire son origine d’associations successives de petits producteurs artisanaux de la ville de Noda dans la campagne autour d’Edo (l’actuelle Tokyo). Elle culmine en 1917, lorsque les familles Mogi, Takanashi et Horikiri fondèrent officiellement la Noda Shoyu Co., Ltée, qui changea son nom pour Kikkoman en 1964. Lors de l’exercice financier se terminant le 31 décembre 2000, selon leur rapport annuel, Kikkoman Corporation a produit 399 000 kℓ de sauce soya.
En Europe
Étonnamment, l’histoire européenne de la sauce soya remonte à assez loin. Elle y est connue depuis au moins les années 1680 et déjà suffisamment pour figurer sous le nom de « soui » dans certains dictionnaires et encyclopédies (p. ex. le Dictionnaire de Furetière). La sauce est par ailleurs connue avant la plante et dans la majorité des langues européennes, c’est la sauce qui a donné son nom à la plante et non le contraire.
Ce sont les Néerlandais qui feront connaître la sauce soya à l’Europe grâce à leur Compagnie des Indes orientales (Vereenigde Oostindische Compagnie ou VOC). Dès 1613, ils seront les premiers et les seuls (après une courte tentative anglaise) à commercer avec le Japon sous le shogunat Tokugawa, réputé pour être très hermétiquement fermé à toute forme d’influence étrangère. La première sauce soya disponible auprès des Européens était donc d’origine japonaise. C’est le shoyu, mot qui a été repris sous une forme ou une autre par toutes les langues d’Europe pour nommer ce condiment. Elle était extrêmement rare et coûtait extrêmement chère.
Selon certains écrivains, tels qu’Antoine Furetière, la sauce soya était populaire auprès de l’aristocratie pour ses vertus curatives. Certaines rumeurs veulent même que le précieux liquide était un assaisonnement prisé à la cour de Louis XIV et de Louis XV (voir p. ex. l’historique de la sauce soya sur Soyinfo Center).
Malgré cette popularité et malgré que les botanistes connaissaient déjà la plante éponyme dont la sauce soya était issue, les Européens et particulièrement les Français, comprendront très mal sa fabrication. Sans que l’on sache l’origine de cette fausse information, Furetière dans son Dictionnaire, Diderot et d’Alembert dans leur Encyclopédie, puis Larousse et Littré dans leurs dictionnaires diffuseront erronément pendant plus d’un siècle qu’elle est une sorte d’extrait de viande. C’est Jean-Baptiste de Lamarck, qui en 1816, dans son Encyclopédie méthodique, publiera le premier la réelle méthode de fabrication de la sauce soya, que l’on nomme désormais « soja » depuis 1790 (voir History of Soy Sauce, p. 6).
Les Portugais débarquent au Japon (collection personnelle).
La sauce soya au Québec
Plus près de nous, selon l’historien culinaire Michel Lambert, même si la sauce soya était populaire à la cour royale de France depuis presque un siècle au moment de la Conquête, ce sont les Britanniques qui l’importèrent chez nous les premiers et ce à peine une décennie après leur arrivée ici dans les années 1770. C’est d’ailleurs à cause de cela qu’on la nomme ici « sauce soya » (de l’anglais britannique soya sauce) plutôt que « sauce de soja » (terme apparu et standardisé en France seulement après la Révolution). Réservée à l’élite marchande d’abord, elle s’est frayé un chemin sur les tables anglo-québécoises, puis aidée par l’immigration chinoise et leurs restaurants, elle a rapidement conquis le reste de la population à partir de la fin du XIXe s.
Un plat de « nouilles chinoises ».
Au Québec, par sa versatilité, la sauce soya est quand même très bien intégrée à la cuisine locale. On pourrait penser qu’elle serait cantonnée aux recettes sino-québécoises comme les nouilles chinoises, mais ce n’est pas le cas. Elle compte parmi les ingrédients principaux de plusieurs recettes traditionnelles. On la retrouve par exemple couramment dans la marinade de viandes et de poissons comme les brochettes de poulet. Dans ma famille, elle est l’assaisonnement principal dans le rosbif aux spaghettis bruns de maman ou le poulet aux champignons et son riz. Plusieurs personnes l’utilisent aussi dans leurs trempettes et leurs vinaigrettes ou encore pour assaisonner et colorer une sauce au jus un peu fade ou pâlotte.
Maintenant que nous avons vu de long en large l’histoire de l’un des assaisonnements le plus populaire sur la planète après le sel et le poivre, rendez-vous dans la section recette du blogue pour voir la méthode de fabrication de la sauce soya!