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Souvenirs d’Égypte

Ma fête arrive bientôt. Je me fais plaisir. Je vais préparer un plat festif du Moyen-Orient qui me rend un peu nostalgique. Ce plat est un plat généreux qui se partage. Plat moyen-oriental, il est très ancien et pourrait remonter aussi loin qu’à l’époque de l’Empire byzantin. Exotique, il est en même temps très accessible et a même donné naissance à un plat classique de la cuisine québécoise. Il est si accessible que vous pouvez probablement même le préparer en utilisant les mauvaises herbes qui poussent autour de chez vous! En fait, c’est mon mari John qui m’a fait remarquer que je n’avais pas encore de recette pour ce plat sur La cuisine bleue. Il fallait que je m’active avant la fin de l’été si je voulais en faire tandis que mon jardin est florissant! Mais de quoi puis-je bien parler? Trève de mystères, je fais référence aux feuilles de vigne farcies aussi appelée dolmas ou dolmades!

Je dis que ce plat me rend nostalgique, car la recette est celle d’une ancienne collègue de travail et amie, Rouzana, que j’ai rencontrée quand j’avais 25 ans. En fait, la recette vient de sa mère, Mervat. Rouzana et sa famille sont d’origine égyptienne. Plus précisément, ils sont Coptes. Les Coptes sont les descendants des Égyptiens de l’Antiquité convertis au christianisme (aujourd’hui de confession copte orthodoxe) avant l’invasion arabo-musulmane du milieu du VIIes.

La première fois que j’ai vu Rouzana, j’ai su que nous allions bien nous entendre. Elle est drôle, pleine d’énergie et spontanée. J’avais partagé avec elle mon appréciation pour les cultures du Moyen-Orient et pour la langue arabe et nous avons d’abord connecté ensemble sur ces points. Dans notre folie juvénile, nous nous étions même donnés mutuellement le surnom de kelweti (littéralement « mon rein » qui est un terme d’affection en arabe). Elle savait, entre autres, que j’aime beaucoup la musique de ce coin du monde. Je me souviens de la première chanson de la chanteuse Élissa qu’elle m’a fait écouter (إرجع للشوء, Irjaa lilshou’). Je ne la connaissais pas avant ce jour, mais désormais, je connais par cœur presque toutes les chansons qu’elle a sorties depuis. J’ai même eu la chance d’aller la voir en concert en 2019 alors qu’elle était à Gatineau!

Évidemment (ceci étant un blogue de cuisine!), Rouzana a aussi eu la générosité de partager avec moi quelques spécialités culinaires de sa mère. Je me souviens d’être allé chez elle pour l’Halloween avec des amis et elle avait préparé une table absolument copieuse pour nous. Le buffet, aux proportions pantagruéliques, comptait entre autres la meilleure moussaka que j’ai jamais mangée et un saumon rôti cuit à la perfection accompagné d’un modeste, mais ô combien délicieux, riz rouge (رز أحمر ou riz a7mar). Rouzana m’a aussi initié au kibbé nayé, mixture de viande crue similaire au tartare de boeuf français ainsi qu’à sa version en croquettes frites et farcies kibbé maqliyé (appelées koubbibah en arabe égyptien). Cela dit, la recette qui a le plus retenu mon attention furent les feuilles de vigne farcies. Ce matin-là, Rouzana avait amené au travail un immense plat rempli de ces délices acidulés. J’ai été surpris qu’elles soient farcies à la viande. Auparavant, je n’avais goûté qu’à leur version végétarienne, omniprésente, dont je ne raffole pas tellement (pensez à du taboulé, mais avec du riz et bouilli). Au contraire, ces bouchées-là étaient riches et savoureuses. J’en ai mangé un nombre indécent et j’ai même eu le droit d’apporter le plat de restes chez moi. Excité à l’idée d’en préparer moi-même un jour, j’ai demandé à Rouzana si sa mère accepterait de partager sa recette avec moi. Connaissant la fréquente réticence des ménagères originaires de ce coin du monde à partager leurs recettes, je fus estomaqué lorsque, dès le lendemain, Rouzana me remit le précieux manuscrit que je conserve encore aujourd’hui.

Très laborieuse, malgré sa simplicité, ce n’est pas une recette que je fais souvent. En effet, farcir et rouler toutes les feuilles est une opération qui peut prendre plus d’une heure si on est seul. Je la fais seulement quand j’ai envie d’impressionner quelqu’un ou quand j’ai envie d’avoir une réserve de nourriture pour plusieurs jours d’affilée. Cela dit, puisque c’est l’été, que j’ai beaucoup de congé, ainsi qu’une vigne à raisins qui pousse dans mon jardin le long de ma clôture, je n’ai réellement aucune excuse de ne pas en faire régulièrement. C’est tellement bon.

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Histoire de la recette

D’abord, que sont les feuilles de vignes farcies? En termes clairs pour les Québécois, elles sont en quelques sortes l’ancêtre méditerranéen de nos cigares au chou. Il s’agit d’une farce de viande hachée et de riz assaisonnées, mais elle est entourée d’une feuille de vigne (oui la même plante qui donne le raisin). Ces petites bouchées, que l’on retrouve dans les cuisines traditionnelles de tout l’Est de la Mare Nostrum, des Balkans jusqu’en Afrique du Nord, sont par la suite mijotées dans un bouillon acidulé, tantôt tomaté ou pimenté selon la région.

Personnellement, je connais les feuilles de vigne farcies sous leur nom arabe standard de waraq ul-3enab (ورق العنب) signifiant « feuille de vigne ». Les Libanais et Syriens immigrés ici depuis très longtemps les connaissent plutôt sous l’emprunt turc yabraq (يبرق), ayant la même signification. Par contre, dans le monde occidental, le plat est beaucoup mieux connu sous son appellation grecque de dolmades (ντολμάδες), un mot qui est également d’origine turque.

En raison des échanges culturels millénaires et des guerres de conquête et de religion propres au pourtour de la Méditerranée, ce plat, comme beaucoup d’autres qui nous sont parvenus depuis l’ancien Empire ottoman, a une histoire très difficile à reconstituer. Remonte-t-il à l’antiquité grecque? À l’Empire assyrien? Est-il attribuable à la cuisine impériale byzantine? Personne ne le sait vraiment.

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Tout ce que l’on sait avec certitude en se basant sur la nomenclature actuelle du plat dans son lieu (ses lieux?) d’origine est qu’il serait fort probablement turc. La cuisine ottomane a une famille de plats farcis appelés dolma. C’est ce terme qui a donné naissance aux noms grec, anglais et français du plat. Les feuilles farcies, en particulier, sont aussi appelées sarma (issu du mot turc pour désigner l’action de rouler). Ce terme a donné naissance aux noms slaves et roumain du plat. Au Levant, on utilise trois termes différents pour nommer les feuilles de vignes farcies: yabraq (issu du terme turc pour « feuille de vigne ») pour celles farcies à la viande, yalanji (signifiant « menteur » en turc) pour celles végétariennes et le générique waraq 3enab d’étymologie arabe pouvant s’appliquer aux deux versions précédentes. Avec l’information ci-dessus, tous les signes semblent pointer vers une origine turque. Pourtant, la langue arabe est la seule autre de l’ancienne sphère d’influence ottomane à avoir un nom organique pour la famille des dolma. Ils sont nommés me7chi dans cette langue (comme dans malfouf me7chi, « chou farci » ou cheikh al-me7chi, « prince des [légumes] farcis », désignant les aubergines). Je suis donc personnellement d’avis que le plat a une origine sinon arabe, au moins levantine.

Tout ça, ça fait beaucoup de géopolitique et de linguistique quand on a l’estomac creux. Passons donc maintenant à la recette!

ورق العنب او يبرق محشي

Une recette de Mervat S.

Donne environ 100 feuilles farcies - Préparation 2h - Cuisson: 1h

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Ingrédients :

Pour les feuilles

  • Env. 100 feuilles de vigne fraîches ou 1 pot de feuilles de vigne en saumure, bien rincées et égouttées, les pétioles enlevés.
  • 250 ml (1 t.) de riz égyptien (à grains courts, comme le Calrose), lavé et égoutté ;
  • 500 g (1 lb) de bœuf haché ;
  • 2 oignons moyens, hachés finement ;
  • Sel et poivre, au goût.

Pour le liquide de cuisson

  • ½ ℓ de bouillon de poulet ;
  • Le jus de 2 citrons ;
  • Quelques gousses d’ail entières, pelées (j’ai mis 2 bulbes) ;
  • 1 tomate, pelée (ou non) et tranchée ;
  • Sel et poivre, au goût.

Préparation :

  1. Si vous utilisez des feuilles de vigne fraîches, vous devez les blanchir au préalable. Pour ce faire, portez à ébullition une grosse marmite d’eau salée, plongez-y les feuilles et faites-les cuire 1 ou 2 min. Égouttez et rincez à l’eau très froide pour stopper la cuisson.
  2. Si vous utilisez des feuilles de vigne en conserve, ne faites que bien les rincer à l’eau froide pour enlever le goût de la saumure.
  3. Enlevez le pétiole (la tige) des feuilles et placez-les toutes à plat, les unes par-dessus les autres, nervures vers le haut, sur une assiette. Mettez de côté les quelques feuilles (au moins 4) les plus laides et les plus abîmées. PSX_20230816_184523.jpg
  4. Hachez les oignons, épluchez les gousses d’ail et tranchez la tomate.
  5. Mélangez les ingrédients de la farce dans un grand bol de façon homogène.
  6. Tapissez le fond d’une grande casserole de quelques feuilles de vigne (utilisez celles réservées, qui sont laides, trop petites ou déchirées) pour éviter que le contenu n’attache durant la cuisson. Ajoutez la moitié des gousses d’ail et des tranches de tomate. PSX_20230816_184723.jpg
  7. Farcissez les feuilles de vigne en procédant comme suit (voir la photo) :

    1. Déposez une feuille sur la surface de travail, à plat et bien déployée, le côté nervuré vers le haut ;
    2. À la base de la feuille, là où le pétiole était attaché, déposez 2 c. à thé de farce à la viande, puis façonnez en un petit cigare de 5 à 10 cm de long;
    3. Enroulez la feuille autour de la viande en roulant vers le haut, comme pour des sushis;
    4. Au milieu de la feuille, rabattre les extrémités des lobes inférieurs gauche et droit sur la farce et continuez à rouler jusqu’au bout. PSX_20230816_185001.jpg
  8. Déposez les feuilles farcies dans la casserole, côté scellé vers le bas et arrangez-les en cercles concentriques ou en rayons bien serrés pour éviter tout éclatement et en alternant la disposition entre chaque étage. Continuez jusqu’à épuisement des ingrédients. PSX_20230816_184804.jpg
  9. Disposez le reste de l’ail et de la tomate, par dessous le dernier étage et recouvrez de quelques autres feuilles de vigne.
  10. Arrosez de jus de citron, mouillez de bouillon de poulet à hauteur, salez et poivrez. Il est d’usage de placer une assiette inversée par-dessus les feuilles pour les garder en place et éviter qu’elles ne s’ouvrent pendant la cuisson. Mettez le couvercle sur la casserole, puis portez à ébullition à feu vif.
  11. Faites mijoter à feu moyen pendant 15 minutes, puis à feu doux pendant encore 45 minutes à couvert, sans jamais toucher le contenu de la casserole.
  12. Goûtez une feuille pour vérifier la cuisson du riz. Servez les feuilles de vigne chaudes ou tièdes, bien arrangées sur un plat et arrosées d’un filet d’huile d’olive crue.

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Notes

Les feuilles de vignes peuvent être servies seules, mais elles sont traditionnellement accompagnées de khiar bil-laban (خير باللبن), une trempette de concombre au yogourt et à la menthe, mieux connue sous son nom grec de tzatziki (bien que ce dernier contienne souvent de l’aneth). Je dois aussi dire que les feuilles de vigne font partie de la grande famille des mezzés. Elles doivent donc de préférence être servies concurremment avec d’autres petits plats à partager comme des ta3amiya (falafels égyptiens), du hoummous, du loubié bi zeit et du pain pita.

À partir de la recette de base ci-dessus, vous pouvez faire plusieurs modifications. Par exemple, dans la farce, j’aime ajouter du poivre de Jamaïque (toute-épice). Vous pouvez aussi ajouter les citrons entiers dans la casserole plutôt que seulement leur jus si vous aimez le parfum de l’écorce. Il est également très courant d’ajouter des morceaux de viande crues entiers avec os (comme des côtelettes) au fond de la casserole pour enrichir le bouillon. Vous pouvez également y ajouter un bâton de cannelle ou encore une cuillère de pâte de tomate ou de pâte de piment.

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Bon appétit!